LE JARDIN DE WILLIAM MORRIS
Michel Huet
Avocat
Membre de l’Académie d’Architecture
Aout 2012
Aujourd’hui, il est grand temps de m’acquitter de cette dette, même si je sais l’immense difficulté à évoquer ce personnage unique et singulier dont j’ai esquissé la vie et l’œuvre dans mon Droit de l’Urbain (Economica 1997, p.405 et s.).
Il est des êtres qui traversent l’Histoire avec une telle ouverture au monde, avec de tels engagements et de tels talents que tout propos les concernant est bien réducteur.
Dans un mode cloisonné où règnent, sous diverses formes, la lutte des classes, la violence, les guerres, les mises en concurrences, les courses à l’argent, les courses au pouvoir, l’humanité de quelques personnes parvient à résister aux pressions du quotidien et, fort d’une vision de l’évolution du monde, métamorphose les relations sociales.
C’est aisi, comme le souligne Paul Meier qui a consacré sa thèse de Doctorat de Lettres à la pensée utopique de William Morris, que « la vision d’une Angleterre transformée en un immense jardin ne répond pas au seul désir d’introduire partout la beauté dans la vie quotidienne. Elle est en même temps l’anticipation d’une métamorphose fondamentale dans le mode de vie de la population toute entière » (p.611et s. Editions Sociales 1972).
Le Jardin de William Morris c’est à la fois une réalité (car qui mieux que lui n’a cultivé fruits et légumes dans toutes ses demeures qui ont ouvert le paysage à l’architecture) et une métaphore (à la fois l’abeille qui a butiné le pistil de la fleur et le pistil qui fournit le suc des miels).
Le Jardin de William Morris c’est aussi la création poétique à travers ses poèmes en vers tel Early Paradise.
Mais le Jardin de William Morris, c’est avant tout le jardin de sa vie toujours présente dans la vie des Anglais qui, dans les grands magazines et les revues de décoration et d’art, continuent de perpétuer sa gloire et se délectent des reproductions des motifs inspirés souvent du Moyen-âge sur les papiers peints, cravates, tapis, etc.
Et chantent en multicolore Acanthus, Acorn, Arbutis, Bird on pomegranate, Bachelors Button, Artichoke, Celandine, Borage, Chrysanthenum, Daisys, Indian, Honey Suckle, Granville, Garden tulip, Golden Lilly…
Mais l’Angleterre, terre magique de l’utopisme occidental lorsqu’elle est gênée dans sa vision impérialiste et/ou religieuse de son Histoire, ne craint pas soit de réduire les têtes (tel Thomas More) soit de réduire l’Histoire de leur vie (tel William Morris).
Ce dernier n’est pas seulement le célèbre artisan peintre « designer » que s’arrachaient nobles et grands bourgeois. Sa vie exceptionnelle condense, d’une manière dialectique, les trois temps qui, jusqu’ici, ont fait battre le cœur du Monde.
Aussi, que vous soyez conservateur, voire réactionnaire, « révolté » ou révolutionnaire, vous aimerez William Morris, et pour peu que, dans le rapport aux fleurs (ou aux femmes fleurs), vous ayez vécu des aventures similaires à la sienne avec son épouse et son ami Rosetti, vous ressentirez pour cet homme plus que de la compassion, une véritable passion.
Sans doute, nous n’irons pas jusqu’à fouiller, comme aime à le faire Michel Onfray, le jardin secret de cet homme du Beau, du Bien et du Bon, ce serait porter atteinte à la pudeur de William Morris. Il suffit d’évoquer cette valse en trois temps de sa vie :
Le temps du passé qui pleure où il s’attache à protéger les vieilles pierres, les monuments et jardins historiques, fortement influencés par Ruskin.
Le temps du présent qui gronde où il devient un militant combatif aux côtés des anarchistes et de tous les « damnés de la Terre ».
Le temps des lendemains qui chantent où il devient ce Marxien de nulle part se réclamant du Manifeste de Karl de Marx de 1847 et de la Commune de Paris de 1871.
Cet utopiste de l’action déploie une énergie stupéfiante car, tout en menant d’une main de maître sa petite entreprise, il se bat sur le terrain, joue les hommes sandwich dans les manifestations ouvrières, finance les syndicats ou associations et écrit sous forme de feuilleton ces « News from nowhere » traduites aux éditions sociales (1961) et chez Aubier Montaigne (1976) sous le titre énigmatique : « Les nouvelles de nulle part ».
La posture de William Morris se distingue totalement des utopies idéalistes fort prisées du XVIe au XIXe siècle, surtout en Angleterre. Elle est post-révolutionnaire. Il ne s’agit pas de faire l’analyse critique de la société et ensuite d’imaginer une Cité idéale, mais de décrire concrètement comment les gens ont inventé grâce à la révolution, mais après elle, un autre mode de vie.
Les nouvelles de nulle part écrites en 1891, peu de temps avant sa disparition, sont le jardin de la réconciliation de tous les antagonismes générés et exacerbées par le capitalisme. Oui, il est possible de vivre autrement, et la réconciliation entre ville et campagne est au cœur du dispositif.
Imaginez-vous fourbu sortant d’une réunion professionnelle, syndicale ou politique agitée. Vous vous allongez pour récupérer le long du fleuve. Vous vous réveillez : stupéfaction et même sidération ! L’atmosphère a changé, la lumière aussi. Glisse vers vous sur sa « gondole » un beau jeune homme qui fait office de batelier et va vous conduire vers cet autre monde où la beauté par la culture a sculpté des relations tranquilles entre les êtres.
Les femmes sont aussi remarquables et diverses que les jardins et leurs compagnons masculins.
William Morris nous transporte dans un mode irréel mais réalisé.
Cette réalisation passe par l’Art, l’Architecture et par le dépassement de la division du travail entre le travail manuel et le travail intellectuel.
C’est avec minutie qu’il nomme les variétés de rose, les espèces d’arbres, le chant des oiseaux.
Accompagnez William Morris sur l’eau qui traverse ces paysages humanisés et si conformes à la culture des jardins anglais, traversez le miroir des amours et entrevoyez ce monde du possible.
Peut-être découvrirez-vous, mes chères Consoeurs, mes chers Confrères, la fonction et l’Essence du Droit.
Le Droit, à l’instar de la politique qu’il accompagne est le miroir d’une société qui se déchire.
Nous servons et portons les armes des acteurs en conflit.
La société pacifiée, les armes du Droit seront suspendues aux clous des musées, mais nous deviendrons les compagnons chargés de faciliter les Relations Humaines.